Observatoire des Risques Psycho Sociaux au sein de la Fonction Publique Territoriale Centre virtuel de ressources
27 Novembre 2014
Les juridictions et le législateur ont dû s’adapter à la multiplication des accidents du travail au XIXe siècle. De fait, le droit de la santé-sécurité au travail s’est focalisé sur la santé physique des travailleurs. L’évolution du travail engendrant cependant de plus en plus de stress, de fatigue et de troubles psychologiques, le droit du travail ne pouvait plus ignorer les effets du travail sur la santé mentale. En se fondant sur l’obligation de prévention des risques professionnels et le harcèlement moral, le législateur et la jurisprudence grâce à son travail d’interprétation ont su appréhender juridiquement la protection de la santé mentale au travail.
La Révolution industrielle a multiplié les occasions d'accidents et de catastrophes avec l'emploi des machines et la concentration des hommes dans des lieux souvent inadaptés au travail. La question des accidents du travail fut beaucoup discutée en France dans les milieux économiques, juridiques, syndicaux et parlementaire. Le XIXe siècle et le début du XXe sont ainsi marqués en France par l'adoption de grandes lois sociales relatives aux conditions de travail et à l’hygiène. L’intervention des pouvoirs publics était devenue nécessaire face à l’allongement de la durée moyenne du travail, le travail des femmes et des enfants et la dégradation de l’air et de l’eau, l’apparition de nouvelles pathologies (blessures, mutilations, déformations dues à de mauvaises postures, maladies). Le milieu de travail représentait la principale source de dégradation de la santé de la population.
Les pouvoirs publics vont également demander aux hygiénistes d’enquêter sur les établissements insalubres. Certains médecins tels que Louis-René Villermé en profitent pour alarmer les autorités administratives et leur demander de légiférer quand « les entrepreneurs font la sourde oreille » (Léonard J., 1981). Ils tentent d’attirer l’attention sur les empoisonnements industriels, les accidents du travail et sur les risques causés notamment aux jeunes enfants et aux femmes en période de crise de la natalité. De nombreuses mises à jour de la réglementation relative à l’industrialisation seront effectuées. Cette évolution a marqué un nouveau positionnement de l’État qui a quitté sa position non interventionniste au profit de la catégorie des travailleurs. Les rapports de travail salariés ont ainsi donné naissance à un corps de règles adapté à la santé au travail et ont offert une base à la construction des premiers dispositifs de protection sociale.
La notion de santé mentale au travail n’est pas nouvelle, mais elle restait latente au sein des relations de travail. L’évolution du milieu professionnel combinée à celle de la société génère toujours plus de stress et de fatigue. Les différentes enquêtes, les témoignages de médecins du travail, les dépressions et les suicides sur le lieu de travail ont mis en lumière cet autre aspect de la santé. Les études relatives à la transformation du travail s’inscrivent dans le sens d’une intensification, elles témoignent aussi d’un accroissement des contraintes pesant sur la santé mentale des travailleurs1. Après les sciences médicales, la psychologie du travail, la sociologie et l’ergonomie, la discipline du droit – à travers le législateur et le juge – a pris conscience que le travail se transformait et que les facteurs organisationnels pouvaient altérer la santé mentale des travailleurs.
Toutefois, en pratique, tant que les risques pour la santé mentale des travailleurs n’entraînent pas de coûts trop élevés, les entreprises ne sont aucunement encouragées à privilégier la protection de la santé mentale des travailleurs. La santé ne doit cependant pas s’effacer face aux impératifs économiques. Autrement dit, les libertés publiques ne doivent pas s’arrêter aux portes de l’entreprise (Supiot A., 1998), le droit à la protection de l’intégrité mentale des travailleurs doit pénétrer l’entreprise. Ce droit reste encore à construire, aidé en cela par les postures adoptées par la jurisprudence. Le rôle des partenaires sociaux doit également être souligné.
L’humanisation des relations de travail ne pèse pourtant guère face à l’apparition de nouvelles formes d’organisation du travail. Celles-ci transforment ce qui était devenu la norme en matière de dispositions du travail dans les pays industrialisés. Dans ce nouvel environnement émergent des entreprises nouvelles, des travailleurs d’un type nouveau et de nouveaux facteurs de risques (Benach J., Muntaner C., Benavides F.-G., Amable M., Jodar P. 2000) au centre desquels se trouve la santé mentale. Dès les années 1980, pour certains auteurs, les nouvelles exigences en matière de productivité et de compétences des salariés ainsi que la perte du contrôle sur le travail fragilisent la santé mentale des travailleurs. Or, si ces derniers mettent à la disposition de l’employeur leur force de travail, ils ne mettent pas pour autant à sa disposition leur personne en elle-même (Rivero J., 1982). Considérer le corps comme indissociable de l’esprit et considérer le travailleur comme une personne comprenant une part de physique et une part de mental remet en cause la capacité de travail entendue exclusivement comme se trouvant subordonné à une capacité physique. Le droit intègre « la dimension subjective du contrat de travail » en s’intéressant à la personne chargée d’exécuter la prestation de travail (Maggi-Germain N., 2002). L’objet du contrat de travail, entendu comme l’objet de la prestation, serait l’être humain dans son entier, c’est-à-dire la personne humaine. Les conséquences de l’impact du travail sur la santé dépassent en effet une conception « purement contractuelle et civiliste » du contrat de travail (Vogel L., 1998). Le salarié est l’objet d’une « "aliénation de l’énergie musculaire" et de l’énergie mentale » (Supiot A., 1994).
L’apparition des nouvelles formes de travail, le renouveau des stratégies managériales de mobilisation des salariés, de valorisation du « savoir-être », de l’initiative et de la responsabilité mobilisent une implication subjective dans le travail. Désormais, la subjectivité apparaît comme « consubstantielle à l’acte de travail au même titre que l’état des techniques et l’organisation des rapports sociaux » (Billiard I., 2001). En louant son travail dans un contrat, avant même son savoir-faire, l’homme met à la disposition d’un employeur son capital le plus précieux : sa santé (Fargeas R., 1976). Ce bien élémentaire et primordial doit être protégé dans sa globalité. Juridiquement, le durcissement et l’élargissement du droit du travail concernant l’obligation générale de prévention de l’employeur impliquent une meilleure prise en compte de la santé mentale au sein des conditions de travail. La transformation du travail et l’augmentation de la charge mentale qui en découle obligent les pratiques managériales à intégrer ces nouvelles contraintes afin de respecter l’obligation de l’employeur de prévenir les atteintes à la santé physique et mentale dans son entreprise.
Cette évolution s’est cependant opérée tardivement en France par rapport à la protection de la santé physique. Le cheminement historique de la prévention des risques relatifs à la santé mentale au travail a en effet été plus long que pour la santé physique (I). En outre, au-delà du travail du législateur, il a fallu une véritable politique jurisprudentielle dans le sens d’une intégration de la protection de la santé mentale dans l’organisation du travail allant jusqu’à l’intrusion du juge dans les pratiques managériales au nom de la santé (II).
Les pays du Nord de l’Europe sont pionniers en matière de prévention et de protection de la santé mentale au travail par rapport aux pays du Sud. Par ailleurs, dans la perspective d’une intégration dans l’Union Européenne, les droits du travail des pays de l’Est ont été élaborés dans le but d’atteindre le niveau normatif requis par le droit communautaire. La dynamique créée par cette reconfiguration du droit du travail a poussé certains pays de l’Est comme la Slovaquie à dépasser le niveau requis par les normes communautaires en intégrant expressément dans leur législation des dispositifs relatifs à la santé mentale au travail (Lerouge L., Musiala A., 2008). En revanche, l’élaboration des législations relatives à la protection de la santé au travail a connu en France une maturation beaucoup plus longue.
Historiquement, le droit du travail, à travers le droit de la santé-sécurité au travail, s’est en effet focalisé sur l’état de santé physique de la personne du travailleur. S’il est admis que la confrontation de l’homme à sa tâche peut mettre en péril sa santé mentale, l’exemple des « contraintes tayloriennes » montre cependant que « les symptômes somatiques sont plus bruyants que les symptômes mentaux » (Dejours C., 2000) conduisant le droit du travail français à se focaliser pendant très longtemps sur l’aspect physique de la santé au travail. La capacité de travail se trouvant subordonnée à une capacité physique (Supiot A., 1994), l’histoire de la santé au travail a donc essentiellement été abordée sous l’angle de la maladie et de l’aptitude.
Tant que le corps était considéré comme un « outil de travail », la santé physique occupait une place prépondérante en droit du travail (Moreau M.-A., 1999). Il fallait prendre soin de cet « outil » en protégeant le corps des ouvriers et en préservant la force de travail des risques d’ordre physique. Pour cela, le travail des enfants a été réglementé2, la « fonction reproductrice de la femme » a été protégée en réglementant le travail de nuit3. S’en est suivi l’institution d’un régime de réparation des accidents du travail4, le repos obligatoire5 et la réduction du temps de travail6.
Depuis l’entrée en vigueur de ces lois relatives aux conditions et aux accidents du travail de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, le droit relatif à la santé-sécurité au travail a néanmoins évolué. Ainsi, sous la pression du Bureau International du Travail (BIT) avant la deuxième guerre mondiale, puis sous le régime de Vichy en France, la médecine du travail va naître, mais difficilement à travers la loi du 28 juillet 1942 relative à l'organisation des services médicaux et sociaux du travail. Celle-ci sera abrogée au profit de la loi du 11 octobre 1946 qui rend obligatoire la médecine du travail dans toutes les entreprises, mais avec un rôle exclusivement préventif (Buzzi S., Devinck J.-C., Rosental P.-A., 2006). Par ailleurs, la loi du 6 décembre 1976 issue de réflexions sur la réforme de l’entreprise obligera les employeurs à prendre en compte les questions de sécurité dès la conception des machines et des bâtiments, mais aussi à former le personnel (Olszak N., 1999). Enfin, au côté des services médicaux, l’idée de discuter collectivement des questions de prévention des risques va être consacrée juridiquement. Le décret du 1er août 1947 a créé les Comités d’hygiène et de sécurité (CHS). Après quelques évolutions en 1973 et en 1976 (création de la notion de « sécurité intégrée » et renforcement de l’obligation de sécurité)7, ces derniers seront réformés par la loi du 23 décembre 1982 par la création des Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT).
On le voit, le droit à la protection de la santé physique des travailleurs est largement consacré, juridiquement il n’y a pas de référence explicite à la santé mentale et à son rapport avec le travail. Toutefois l’activité professionnelle connaît une intensification qui imprime une pression psychologique de plus en plus difficile à gérer par les travailleurs. Or, comme il l’a toujours fait, le droit du travail doit suivre l’évolution de la société, être le reflet de son époque. Le droit du travail se devait ainsi de réagir face à la perspective d’un accroissement de l’intensification du travail et de l’importance prise par les nouvelles techniques de management ; sans oublier des tâches qui impliquent de plus en plus de mental dans leur réalisation et la prise de conscience du phénomène du harcèlement moral au travail. La personne du travailleur se positionne désormais au centre des débats. La première avancée dans ce sens est la reconnaissance par la jurisprudence de la santé mentale au travail et de sa consécration légale en tendant à reconnaître un véritable droit à la protection de la santé mentale des travailleurs. « L’adaptation du travail à l’homme » commence également à devenir le principe et la référence autour desquels vont s’articuler les dispositifs juridiques et les décisions jurisprudentielles.
Ce principe se retrouve dans la transposition par la loi du 31 décembre 19918 de la directive du 12 juin 1989 relative à l’amélioration des conditions de travail qui a été un moment important dans l’élaboration du régime juridique de l’obligation de sécurité de l’employeur en France. Il a fallu cependant attendre onze années pour que la directive soit parfaitement transposée en droit interne (travail maritime9, fonction publique d’État10, fonction publique territoriale11). La loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002 marque enfin une prise de conscience nouvelle relative aux risques professionnels, notamment à travers le phénomène de harcèlement moral.
À la suite du débat public relatif au harcèlement moral au travail, le droit français connaît en effet depuis 2002 une accélération considérable concernant la protection de la santé au travail. Jusqu’alors, le Code du travail ne s’intéressait qu’à la santé physique du travailleur, c’est-à-dire à « l’état d’équilibre et de bien-être du corps ». Pourtant la notion même de santé englobe l’aspect physique et mental de la personne humaine. La prise de conscience d’accorder au salarié une protection juridique accrue en lui reconnaissant un droit à la protection de sa santé mentale découle de l’introduction, par la loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002 d’un régime juridique de lutte contre le harcèlement moral au travail. L’un des moyens de combattre ce phénomène imaginé par le législateur a été de reconnaître un aspect mental à la santé au travail. La loi de modernisation sociale a introduit dans le Code du travail l’obligation pour l’employeur de prendre toutes les mesures nécessaires « pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ». L’employeur est aidé en cela par l’élaboration d’un document d’évaluation des risques professionnels ainsi que par le CHSCT et le médecin du travail. Le salarié est dès lors considéré comme un être moral et sensible. Il n’est plus seulement réputé comme un salarié placé sous une dépendance quotidienne, complète, physique et morale matérialisée par la subordination juridique (Chaumette P., 1981).
Lors des débats parlementaires relatifs à la loi de modernisation sociale, la question était de savoir s’il était nécessaire d’ajouter les adjectifs « physique » et « mentale » à la suite du mot « santé » ; la notion de santé pris au sens générique du terme pouvait se suffire à elle-même. La précision semblait cependant indispensable afin d’affirmer une prise de conscience au sein du Code du travail qui ne reconnaissait dans la pratique du droit du travail qu’un aspect physique à la protection de la santé au travail. Or, si le Code du travail ou le droit du travail ne reconnaissait pas la « santé physique et mentale » des travailleurs, préciser expressément ces deux aspects s’imposait. La personne du travailleur devient l’axe central des relations de travail remplaçant la conception du travailleur comme simple force de travail. Même si le contrat de travail peut être considéré comme un engagement sur la personne du travailleur, ce dernier ne doit pas pour autant perdre les droits propres au respect de la personne humaine au premier rang desquels figure le droit à la santé et à la dignité.
Enfin, comment ne pas évoquer le rôle des partenaires sociaux. Après avoir délaissé dans les années 1980 et 1990 la santé au travail au profit de revendications liées aux salaires, au temps de travail et à la sauvegarde de l’emploi, les organisations syndicales ont décidé de transposer le 2 juillet 2008 l’accord-cadre européen sur le stress au travail avant de transposer le 26 mars 2010 au sein d’un nouvel accord national interprofessionnel l’accord européen relatif au harcèlement et à la violence au travail. Il s’agit d’une évolution majeure car, outre la reconnaissance du stress au travail, du harcèlement, de la violence et plus généralement des « risques psychosociaux », les liens entre les troubles de la santé mentale et l’organisation du travail sont reconnus.
La personne dans son entier est engagée dans le contrat de travail, à ce titre un droit à la protection de son intégrité physique et mentale doit en effet lui être reconnu. Les employeurs sont ainsi débiteurs de la santé de leur personnel ce qui les obligent à mettre en œuvre les meilleures conditions de travail possibles au regard de la santé malgré un environnement professionnel parfois hostile (relations interpersonnelles, tensions, objectifs,…). Or, la protection de la santé mentale au travail contre les risques pouvant lui porter atteinte est un élément essentiel de la réalisation du postulat du bien-être au travail. Celui-ci doit être pris en compte au cœur l’organisation du travail. Si le législateur ne l’a pas clairement précisé, le travail d’interprétation du juge y pallie progressivement.
La jurisprudence est au plus près des réalités sociales du travail car elle statue sur les faits et le fond. Elle peut ainsi s’adapter au cas par cas selon les affaires qui lui sont soumises, notamment quant il s’agit de l’influence de troubles mentaux sur la relation de travail et de l’aménagement de la charge de la preuve. En s’appuyant d’abord pour rendre leur décision sur les pressions exercées à l’encontre du salarié pour démissionner en dehors de toute volonté claire et non équivoque, mais aussi récemment sur le harcèlement moral, désormais, les juridictions de première et deuxième instance commencent à s’autonomiser du harcèlement moral. Elles visent plus directement la souffrance mentale au travail, la dépression et l’épuisement professionnel (burn out) sur le fondement de l’obligation de sécurité de résultat de l’employeur12. Selon ces juridictions, le comportement managérial a entraîné de la souffrance au travail. Leur posture a évolué dans le sens d’influencer les pratiques managériales en les incitant fortement à intégrer dans l’organisation du travail la prévention des risques d’atteintes à la santé mentale des travailleurs.
Malgré l’intensité discutable de la reconnaissance de la santé mentale au travail, apportée par la loi de modernisation sociale, un droit à la protection de la santé mentale du travailleur semble en effet se dégager, mais pas un droit de la santé mentale. Les mesures liées à la reconnaissance d’un droit à la santé mentale au travail tiennent au déploiement par le juge d’un dispositif juridique propre à reconnaître la santé psychique du travailleur (Lerouge L., 2005). La Cour de cassation a également joué un rôle clé en profitant de l’opportunité qui lui était donnée de se prononcer sur la portée de l’obligation de sécurité de l’employeur à l’occasion des « affaires amiante » en 200213, puis des affaires suivantes pour préciser sa position14. L’arrêt rendu par l’Assemblée plénière le 24 juin 200515 confirme les décisions précédentes en estimant que l'employeur est tenu d’une obligation de sécurité de résultat. La Cour de cassation ajoute que le manquement à cette obligation a le caractère d'une faute inexcusable lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver. Par ailleurs, depuis un arrêt en date du 21 juin 2006, la Cour de cassation a étendu l’obligation de sécurité de résultat de l’employeur en matière de protection de la santé et de la sécurité au harcèlement moral16, ouvrant ainsi une porte vers l’intégration effective dans l’obligation de sécurité de l’employeur de la santé mentale au même titre que la santé physique.
Au côté de la responsabilité personnelle du salarié harceleur, la Cour de cassation reconnaît aussi la responsabilité sans faute de l’employeur du fait des agissements de ses subordonnés envers la victime de harcèlement moral. Les juges incitent ainsi les employeurs à mettre en œuvre au sein de leur entreprise une politique de prévention du harcèlement moral afin d’éviter que leur responsabilité ne soit engagée. Le 7 février 2007, la Cour de cassation a estimé qu’encourt la résiliation du contrat de travail à ses torts, l’employeur qui n’a pas réagi en présence de manœuvres de harcèlement moral commises dans son entreprise par l’un de ses salariés à l’encontre d’un autre17.
Désormais, la Cour de cassation semble néanmoins se détacher du harcèlement moral comme seul fondement pour protéger la santé mentale des travailleurs. Le 28 novembre 2007, en exigeant de soumettre au CHSCT le projet d’évaluation des salariés en plus de la consultation du Comité d’entreprise, la Chambre sociale de la Cour de cassation semble en effet marquer un tournant dans la prise en compte de la santé mentale des travailleurs au sein des conditions de travail (Lerouge L., 2008)18. Cette décision dénonce les éventuelles dérives de certains systèmes d’évaluation du personnel (discrimination, harcèlement moral, punition,…) (Waquet P., 2003). Eu égard notamment aux conditions de préparation, aux risques de tensions au sein du personnel, aux fixations d’objectifs et aux enjeux de carrière, la Cour de cassation confirme les décisions des juges du fond d’une consultation du CHSCT préalable à celle du Comité d’entreprise de l’organisation des entretiens annuels jugée stressante pour les salariés. La Chambre sociale écarte par ailleurs l’argumentation de l’auteur du pourvoi de considérer comme un « simple risque de tension, de stress ou de pression psychologique » la pratique courante des entretiens d'évaluation qui n'est pas de nature à compromettre la santé physique ou mentale des travailleurs. Pour la Cour de cassation, dès lors que les modalités et les enjeux des entretiens d’évaluation sont manifestement de nature à engendrer une pression psychologique entraînant des conséquences sur les conditions de travail, le CHSCT doit être consulté. L’arrêt du 28 novembre 2007 permet par la même occasion à la Chambre sociale de la Cour de cassation de confirmer l'intégration dans les conditions de travail de la protection de la santé mentale des salariés sans pour autant se fonder directement sur les dispositions relatives au harcèlement moral.
Par un arrêt en date du 5 mars 2008, la Cour de cassation poursuit dans le sens de l’intégration de la protection de santé mentale des travailleurs au sein de l’organisation du travail19. En effet, selon la Cour de cassation, l’obligation de sécurité de résultat à la quelle est tenu l’employeur lui interdit de prendre des mesures qui auraient pour objet ou pour effet de compromettre la santé des salariés. Le juge est ainsi autorisé à suspendre toute organisation du travail pathogène pour la santé des travailleurs. Toutefois, le milieu professionnel en lui-même étant générateur de stress, il n’est pas évident d’inclure la santé mentale dans cette ingérence du juge dans le pouvoir de direction de l’employeur. La mise en jeu de la responsabilité de l’employeur sur ce terrain suppose donc qu’il soit possible d’identifier les causes des souffrances mentales constatées dans le travail, son environnement et son organisation (Adam P. 2008). Les choix organisationnels et de management de l’employeur sont souvent responsables de la montée du stress dans l’entreprise (Loriol M., 2008), aussi, cette ingérence du juge dans certaines pratiques managériales s’est faite au nom de la santé à laquelle chacun a droit. Dès lors que le rapport d’expertise soumis au juge est recevable, au travers de l’obligation de sécurité de résultat, la responsabilité de l’employeur sera engagée. Le juge pourra annuler une nouvelle organisation du travail susceptible d’altérer l’a santé physique ou mentale des travailleurs.
L’évolution de la jurisprudence qui semble vouloir coller au plus près aux effets de la transformation du travail sur la santé des travailleurs et l’intrusion du juge dans les pratiques managériales font prédominer l’impératif de santé sur le pouvoir de direction. Celui-ci peut être écarté s’il est employé de telle sorte que la santé soit compromise. En d’autres termes, l’interdiction des mesures qui sont de nature à compromettre la santé et la sécurité des travailleurs vient désormais se loger au cœur de l’exercice du pouvoir de direction (Verkindt P.-Y., 2008). En cela, le juge renouvelle le concept de « sécurité-intégré » en invitant les politiques et les pratiques managériales à prendre en compte la protection de la santé mentale au travail. Les actions de prévention ainsi que les méthodes de travail et de production mises en œuvre par l’employeur doivent garantir un meilleur niveau de protection de la sécurité et de la santé des travailleurs. Elles doivent être intégrées dans l’ensemble des activités de l’établissement et à tous les niveaux de l’encadrement. Le message est aussi de prendre en considération les capacités des travailleurs à mettre en œuvre les précautions nécessaires pour la sécurité et la santé entendue dans sa globalité. L’intégration des risques dits psychosociaux dans les politiques d’organisation du travail tend ainsi vers une prévention primaire « prévention durable » des risques professionnels qu’ils soient de nature physique ou mentale.
Conclusion
Le travail d’interprétation de la loi de modernisation sociale se poursuit et l’histoire du rapport entre les pratiques managériales et le droit à la protection de la santé mentale au travail continue de s’écrire. Outre les travaux législatifs et le droit conventionnel, la Cour de cassation s’efforce de préciser sa jurisprudence sur le sujet au gré des affaires qui lui sont soumises. L’histoire continue de se dérouler, la Cour de cassation précise sa position sur la prise en compte par le droit du travail des rapports entre méthodes de management et santé mentale. On peut voir ainsi que le 10 novembre 2009, la Chambre sociale reconnaît que certaines méthodes de gestion peuvent être qualifiées de harcèlement moral dès lors qu’elles se manifestent envers un salarié en raison d’agissements répétés20. Deux arrêts du 3 février 2010 rappellent aussi que l’employeur est tenu d’une obligation de sécurité de résultat en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs lorsqu’un salarié est victime sur le lieu de travail de violences physiques ou morales, de harcèlement moral ou sexuel, quand bien même des mesures auraient été prises pour faire cesser ces agissements, l’employeur est responsable21. De la prise en considération de la réparation, on est désormais passé à une logique de prévention des atteintes à la santé mentale au travail liées notamment aux organisations du travail.
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1 Enquête SUMER par exemple.
2 Loi du 22 mars 1841, loi du 19 mai 1874, loi du 2 nov. 1892.
3 Loi du 2 nov. 1892.
4 Loi du 9 avr. 1898.
5 Loi du 13 juil. 1906.
6 Loi du 23 avr. 1919.
7 Loi du 6 déc. 1976.
8 Loi n° 91-1414 du 31 déc. 1991 modifiant le Code du travail et le Code la santé publique en vue de favoriser la prévention des risques professionnels et portant transposition de directives européennes relatives à la santé et à la sécurité du travail, JORF des 6 et 7 janv. 1992, p. 319.
9 Loi n° 97-1051 du 18 nov. 1997 d'orientation sur la pêche maritime et les cultures marines, JORF du 19 nov. 1197, p. 16723.
10 Décret n° 95-680 du 9 mai 1995 modifiant le décret n° 82-453 du 28 mai 1982 relatif à l'hygiène et à la sécurité du travail, ainsi qu'à la prévention médicale dans la fonction publique, JORF du 11 mai 1995, p. 7794.
11 Décret n° 2000-542 du 16 juin 2000 modifiant le décret n° 85-603 du 10 juin 1985 relatif à l'hygiène et à la sécurité du travail ainsi qu'à la médecine professionnelle et préventive dans la fonction publique territoriale, JORF du 20 juin 2000, p. 9249.
12 CA Grenoble, 8 oct. 2007, n° 06/02282 ; CA Versailles, 15 janvier 2008, n° 06/00415.
13 Cass. soc. 28 février 2002, Bull, V, n° 8 ; Dr. Soc., 2002, p. 445, obs. Lyon-Caen ; JCP, 2002, II, 10053, note Petit.
14 Cass. soc. 11 avr. 2002, Bull. civ. V, n° 127 ; D., 2002, p. 2215, note Saint-Jours ; RJS, 2002, n° 727 ;Dr. Soc., 2002, p. 676, obs. Chaumette ; Cass. soc. 2 nov. 2004, Bull. civ. V, n° 478.
15 Cass. Ass. Plén. 24 juin 2005, JCP S, n° 3, 12 juillet 2005, n° 1056, note Morvan ; D., 2005, n° 34, p. 2375, note Saint-Jours ; Dr. Soc., n° 11, novembre 2005, p. 1067, note Prétot.
16 Cass. soc. 21 juin 2006, D., 2006, n° 41, p. 2831, note Miné ; RDT, p. 245, note Adam ; JCP G, n°41, II, 10166, note Petit ; Leblanc (L.), « Harcèlement moral. Responsabilité personnelle du salarié et obligation de résultat de l’employeur », RJS, 8-9/06, p. 670.
17 Cass. soc. 21 fév. 2007, n° 05-41.741.
18 Cass. soc. 28 nov. 2007 n° 06-21.964.
19 Cass. soc. 5 mars 2008 n° 06-45.888.
20 Cass. soc. 10 nov. 2009 n° 07-45.321.
21 Cass. soc. 3 fév. 2010 n° 08-44.019 et n° 08-40.144.