Observatoire des Risques Psycho Sociaux au sein de la Fonction Publique Territoriale Centre virtuel de ressources
25 Novembre 2014
Loïc Lerouge est chercheur CNRS, travaille sur la reconnaissance d’un droit à la protection de la santé mentale. Membre du Centre de recherche de droit comparé du travail et de la sécurité sociale (COMPTRASEC UMR 5114) à l’Université de Bordeaux, il est aussi membre du conseil scientifique du DIM GESTES depuis 2012.
Il nous éclaire ici sur les spécificités du cadre juridique français en matière de santé mentale au travail. Loïc Lerouge revient sur les décisions de justice récentes (Caisses d’épargne, Fnac), les différences entre le secteur privé et la fonction publique en matière de harcèlement moral et pointe les spécificités du cadre juridique français par rapport à d’ autres pays (Europe, Canada, Japon).
Comment le droit fait-il face aux questions soulevées par la souffrance ou le mal être au travail et les multiples formes qu’il peut prendre - harcèlement, stress, burn out, dépression, suicide - rassemblées sous la formule « risques psychosociaux » ?
La France se distingue notamment de l’ensemble des pays par son interprétation de l’obligation de sécurité qui incombe à l’employeur, à laquelle elle confère un caractère de résultat. Mais aussi, par l’accent mis sur la prévention et l’usage du contentieux comme voie privilégiée de résolution des conflits au travail en matière de santé et sécurité, quand d’autres pays mettent l’accent sur la réparation et l’indemnisation et privilégient la médiation pour résoudre ces conflits. Enfin, malgré une interprétation forte de l’obligation de sécurité, il existe un problème d’effectivité du droit en la matière.
Quelles sont les spécificités du cadre juridique français en matière de santé mentale par rapport aux autres pays de l’Union européenne ?
Sous l’influence du droit communautaire, tous les pays ont développé des régimes juridiques relatifs à la santé au travail et à son amélioration ainsi qu’à l’amélioration des conditions de travail, en transposant la directive-cadre du 12 juin 1989. Cependant, l’interprétation des Etat membres est différente, notamment au niveau de la portée qui est donnée à l’obligation de sécurité. La France a, de ce point de vue, une approche de la responsabilité de l’employeur très sévère. Elle s’appuie sur une interprétation jurisprudentielle de l’obligation de sécurité qui lui confère un caractère de résultat et non pas de moyens, comme c’est par exemple le cas en Grande Bretagne. C’est là une différence fondamentale. Dans le caractère de moyen, l’employeur devra mettre tout en œuvre, faire tout ce qu’il est possible de faire pour empêcher la réalisation du risque.
C’est le principe du « raisonnablement praticable », c’est-à-dire que l’employeur doit prendre des mesures pour garantir la sécurité des salariés dans la limite de ses possibilités, de ce qu’il est pratiquement raisonnable de faire. En revanche, dans l’obligation de sécurité à caractère de résultat, l’employeur devra aboutir au résultat de la non réalisation du risque. Sa responsabilité sera engagée, mais l’employeur sera aussi l’auteur d’une faute inexcusable dès lors que survient un accident sur le lieu de travail du fait d’un danger dont il avait conscience ou aurait du avoir conscience et qu’il n’a pas pris les mesures pour en préserver les salariés. Mais il faut garder à l’esprit que, dans cette circonstance, c’est au salarié d’apporter la preuve que ses troubles mentaux sont liés à son travail.
L’employeur ne sera donc pas jugé sur les moyens engagés mais sur le résultat de son action. Les attentes envers les employeurs ne sont donc pas les mêmes selon le type d’obligation qui pèse sur eux et la question de leur responsabilité dans la santé des salariés ne se posera pas de la même manière. Ces différences ne vont pas de soi et font débat, parfois au sein même de la communauté européenne. Ainsi, la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) a dû se prononcer en 2007 sur la Commission européenne qui attaquait la Grande Bretagne en lui demandant d’avoir une interprétation plus large de l’obligation de sécurité de résultat. Or, il a été clairement établi que si tous les Etats membres sont tenus de prévenir tous les risques et de mettre en œuvre une obligation de sécurité, il appartient en revanche aux Etats membres de déterminer la portée qu’ils vont conférer à l’obligation de sécurité de l’employeur.
Comment expliquer que la France se soit orientée vers une obligation de sécurité de résultat ?
L’interprétation de la portée de l’obligation de sécurité de résultat se fonde sur la lecture faite par les juges de la directive-cadre de 1989 et c’est à l’occasion du pourvoi en cassation concernant les affaires amiante que le juge a pris en 2002 la décision de renforcer l’obligation de sécurité en lui conférant un caractère de résultat. Dans le même temps, le juge a redéfini la faute inexcusable de l’employeur et facilité sa reconnaissance. Au regard et à la lumière de la directive de 1989, le juge a a décidé que, sauf force majeure, l’employeur ne pouvait être exonéré de sa responsabilité même en présence d’une faute du salarié dans la réalisation du risque. De plus, la reconnaissance de la faute inexcusable permet d’ouvrir au salarié une réparation complémentaire du dommage subi en plus de la réparation forfaitaire qui s’avérait en réalité insuffisante pour les indemniser.
L’autre distinction de la France par rapport aux pays du nord de l’Europe ou par rapport à des pays comme le Japon, est l’accent mis sur la prévention. On voit apparaitre ici le principe général de l’adaptation du travail à l’homme, présent dans la directive cadre de 1989, tel que nous l’avons transposé dans le Code du travail en 1991. En revanche, les autres pays mettent plutôt l’accent sur la compensation et la réparation. Or, certes la compensation et la réparation sont la première manière d’approcher les risques psychosociaux, mais ce n’est pas réellement de la prévention directe des risques liés au travail. Le meilleur système serait celui qui arrive à prévenir les RPS pour éviter d’être dans la phase où il faut réparer des dommages parfois extrêmement dramatiques.
Ce qui nous distingue aussi c’est la manière dont sont réglés les conflits du travail. Par rapport notamment aux pays du nord de l’Europe, nous réglons les conflits non pas dans l’entreprise mais à l’extérieur de l’entreprise, devant le juge, une fois que la relation contractuelle de travail est terminée. Or, beaucoup de pays mettent principalement l’accent sur la médiation pour régler les problèmes au sein même de l’entreprise. Ce qui fait que dans ces pays là, pourtant très sensibilisés aux problèmes de santé mentale au travail, il y a peu de contentieux contrairement en France. Ainsi, avec l’exemple de la Belgique, bien qu’elle se dote en 2002 d’une définition à peu près semblable à la nôtre du harcèlement moral, le contentieux judiciaire reste relativement réduit et plutôt favorable aux employeurs, alors qu’à la même période on observe en France une explosion du contentieux, avec un contentieux plutôt favorable aux salariés. On voit donc comment différentes approches et différentes cultures débouchent sur des systèmes variables de prise en charge de la santé mentale en partant pourtant d’un même texte, la directive européenne de 1989.
Est-ce que l’on possède des chiffres ou des évaluations ou approximations sur la mesure du contentieux en France en matière de risques psychosociaux ?
Pas véritablement, c’est pourquoi dans le cadre de l’Observatoire Régional des Risques Psychosociaux en Aquitaine[1], créé en 2011 nous avons mené une vaste étude de la jurisprduence au niveau des cours d’appel pour l’année 2011 afin de comprendre comment la jurisprudence perçoit, se représente et se saisit de la question des risques psychosociaux, à la fois la jurisprudence du travail et de la sécurité sociale. Nous avons trié 4 200 arrêts d’appel et introduit 400 variables pour passer véritablement au tamis la jurisprudence et être en mesure de comprendre quels sont les fondements juridiques utilisés, rejetés, quels sont les profils des parties, les secteurs sociaux économiques plus ou moins concernés, en faveur de qui se prononcent les juges, etc. Les résultats vont faire l’objet d’une publication.
La directive européenne de 1989 a donc joué un rôlé important dans la prise en compte de la santé mentale au travail, comment a -t-elle été transposée en France ?
Oui la directive-cadre est importante, mais la France a finalement parfait sa transposition et la philosophie de prévenir « tous les risques » avec la la loi de modernisation sociale de 2002 qui a introduit dans le Code du travail une définition juridique du harcèlement moral avec un dispositif particulier pour le combattre. C’est un tournant puisqu’on a reconnu la santé « physique et mentale » des travailleurs en droit du travail français ce qui a d’ailleurs fait débats. Jusque là, même si le code du travail abordait la « santé » sous un angle global, la pratique du droit du travail privilégiait une approche du côté de la santé physique. Avec la loi de 2002 l’employeur a désormais l’obligation de garantir la santé physique mais aussi mentale des salariés (art. L. 4121-1 du Code du travail). Il était nécessaire d’introduire l’adjectif « mental » afin de dire aux entreprises qu’elles ne peuvent pas y échapper et doivent prendre en compte la santé des salariés dans toutes ses dimensions.
Le caractère de santé physique et mentale a aussi été introduit au sein des compétences du CHSCT[2], du médecin du travail, dans le droit d’alerte des délégués du personnel. L’obligation d’éxécution du contrat de bonne foi a été consacrée dans le Code du travail signifiant aussi que les parties doivent veiller à fournir des conditions de travail acceptables. Donc 2002 marque vraiment un tournant en ce qui concerne la reconnaissance de la santé mentale au travail en France.
Certes le harcèlement moral renvoie selon moi à une dimension individuelle, interpersonnelle – et parler du harcèlement moral ce n’est pas parler de RPS qui renvoient à une échelle collective et organisationnelle –, mais les dispositifs pensés en 2002 ont dépassé l’objet pour lequel ils ont été créés. Le juge a su dépasser cette dimension notamment par le jeu de l’interprétation de l’obligation de protection de la santé physique et mentale. Car en reconnaissant la santé physique et mentale, on élargit le champ de la prévention des risques au travail. La jurisprudence a donc su se saisir des textes et s’approprier les dispositifs relatifs au harcèlement moral pour en élargir l’interprétation et la portée.
Quel rôle ont joué les partenaires sociaux français et européens, ont-ils conclu des accords ?
Oui au niveau européen, sur le stress en 2004 puis sur le harcèlement moral et la violence au travail en 2007. Ces accords ont été transposés en France respectivement en 2008 et 2010. Ces accords-cadre européens ont eu une fonction de déclic très important. En France concernant le dialogue social en lien avec les RPS, mais surtout concernant les pays du sud de l’Europe où par le jeu de la transposition en droit interne, les partenaires sociaux se sont enfin formellement saisis des questions de stress au travail.
En ce qui concerne la France, malgré des négociations difficiles, il est intéresant de constater que les accords nationaux interprofessionnels (ANI) transposant les accords-cadres européens ont été signés par l’ensemble des syndicats représentatifs et des organsations patronales et reconnaissent l’existence de liens entre l’organisation du travail et la santé au travail. On pourrait penser que ces négociations qui ont duré trois mois ont été longues, mais en même temps elles ont été rapides si on les compare à la première négociation sur la pénibilité qui avait duré cinq ans et avait échoué. Les partenaires sociaux ont donc été capables de s’accorder (a minimacependant) sur la reconnaissance des liens entre organisation du travail et santé au travail, ce qui n’est pas rien face à la question très sensible du pouvoir de direction de l’employeur. Toutefois, ils n’ont pas rendu l’accord obligatoire non plus.
Ces accords nationaux interprofessionnels ont donc plutôt une vertu pédagogique de prise de conscience en décrivant les problématiques de stress, harcèlement et violence au travail, de fournir des pistes de prévention. En revanche, s’ils encouragent la négociation au sein des branches, ils ne l’imposent pas, ce qui est pour moi une faiblesse. L’autre exemple est celui du plan d’urgence DARCOS de lutte contre les RPS de 2009[3] qui incitait les grandes entreprises à négocier des accords sur le sujet. On a vu effectivement des accords signés mais qui sont essentiellement des accords de méthode, ce qui pose la question de savoir ce qu’ils vont advenir, s’ils vont être appliqués ou non. Sont-ils une réponse ponctuelle, factuelle, formelle, à un moment donné, un effort de communication ? À la lecture de ces accords on s’aperçoit qu’ils sont complexes, difficiles à mettre en œuvre, nécessitant des moyens humains, du matériel etc. Ce n’est pas évident qu’ils s’appliquent tels quels dans l’entreprise. Pour en savoir plus, attendons de nouvelles études pour connaître la manière dont ces accords ont été appliqués, avec trois ou quatre ans de recul.
Au niveau législatif, y a -t-il eu des projets de loi ou des initiatives législatives visant à durcir ou prolonger le cadre juridique de la santé mentale ?
Votre question renvoie en réalité à la question : « Faut-il légiférer sur les RPS ? L’arsenal juridique existant est-il suffisant ? ». Ma réponse est la suivante : il n’est pas nécessaire de légiférer spécifiquement sur les risques psychosociaux notamment au regard des difficultés que soulèvent leur définition. Il est déjà difficile de définir le harcèlement. L’arsenal juridique dont nous disposons semble suffir. Il faut être cependant capable de le mobiliser et de le rendre effectif. C’est la réelle question. Il faut se pencher sur l’existant et être en mesure de le faire fonctionner au gré d’adaptation, de sensibilisatin, de formation, etc. Après, faut-il régler les conflits devant le juge ou mettre l’accent sur la médiation ? Ce n’est peut être pas dans la culture française d’éviter le conflit, du moins au regard des pays situés au nord de l’Europe.
Vous pointez le rôle important que joue le contentieux. Se pose alors la question de la capacité des acteurs à se saisir du cadre juridique et à aller devant les tribunaux.
Le contentieux est en effet très sollicité en France avec en toile de fond la question de la réintégration de la personne qui est sortie du travail et de sa réintégration dans le travail. Parler des RPS fait parfois oublier le rôle positif du travail pour la santé. Aussi, quand cela est possible, le retour au travail doit être encouragé. Il s’agit d’une piste pour améliorer notre système dans sa capacité à se saisir des RPS, mais il faut aussi régler le problème à la source. Tant que cet objectif n’est pas réalisé, le problème perdurera sur le lieu de travail. Par exemple, ce n’est pas parce qu’on a sanctionné l’auteur du harcèlement que le problème de harcèlement dans l’entreprise est réglé pour autant, notamment dans un contexte de harcèlement institutionnel. L’action doit porter sur une prévention primaire bien au-delà des actions secondaires ou tertiaires.
En ce qui concerne les acteurs institués, le CHSCT dispose d’une compétence qui lui permet de solliciter une expertise financée par l’employeur. Cette voie permet de régler certains problèmes, mais dans les entreprises où le CHSCT est fort, c’est-à-dire où le rapport de force est équilibré. Cette possibilité ne concerne par ailleurs que les entreprises de plus de 50 salariés[4]. Le CHSCT possède aussi le pouvoir de poursuivre en justice l’employeur qui ne respecte pas le droit de la santé-sécurité au travail. De même, l’action des syndicats peut être conjointe au CHSCT. Les syndicats ont effet le droit d’agir en justice pour défendre l’intérêt collectif, en l’occurrence le droit de bénéficier de conditions de travail acceptables. Ces initiatives ont permis de porter des affaires en justice et d’aboutir à des arrêts célèbres et très importants comme l’arrêt SNECMA du 5 mars 2008. Le juge, au nom de la santé, s’immisce dans le pouvoir de direction de l’employeur pour le pousser à renoncer à une organisation du travail susceptible de porter atteinte à la santé des travailleurs. Les syndicats ont ici un rôle moteur et leur confrontation aux RPS pose aussi la question du renouvellement de leur action.
Enfin, l’essentiel du tissu économique est composé d’entreprises de moins de cinquante salariés. Ces petites structures sont peu concernées par l’action syndicale et ne connaissent pas le CHSCT. Le délégué du personnel a donc un rôle essentiel en disposant d’un droit d’alerte dès lors « qu’existe une atteinte aux droits des personnes, à leur santé physique et mentale ou aux libertés individuelles dans l’entreprise qui ne serait pas justifiée par la nature de la tâche à accomplir, ni proportionnée au but recherché ». Mettre l’accent sur le droit d’alerte pour les délégués du personnel, mais aussi pour le CHSCT est une piste à creuser en matière de prévention des RPS et de l’équilibre des rapports de force en matière de santé-sécurité dans l’entreprise.
Y a -t-il eu beaucoup d’affaires comme celles que vous venez d’évoquer qui ont fait évoluer la jurisprudence ?
Pas encore énormément, mais certains arrêts faisant suite à l’action en justice de syndicats ou de CHSCT font avancer la jurisprudence. C’est le cas de l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 13 décembre 2012, l’arrêt FNAC. Les juges estiment ici qu’il faut prendre en compte les risques psychosociaux engendrés par la mise en œuvre de plans de réorganisation.
L’affaire FNAC[5] Le groupe FNAC avait conçu un projet de réorganisation pour l’année 2012 visant à centraliser à un niveau régional les fonctions support (Ressources humaines et Finances) alors réparties dans les magasins. Ce projet était accompagné d’un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) concernant trois sociétés et entrainant plusieurs suppressions d’emploi dans les filières des ressources humaines, des services financiers et de la communication. Le comité central et plusieurs CHSCT d’établissements concernés par le projet demandent alors que soit désigné un expert afin d’évaluer le surcroit de charge de travail que pourrait entrainer ce projet pour les fonctions concernés. Le rapport pointe le risque transfert de charges de travail que fait peser le projet sur les directeurs de magasins, les responsables RH et les responsables financiers. S’appuyant sur ce rapport 14 CHSCT et plusieurs syndicats saisissent le TGI de Créteil et demandent l’annulation du projet et l’interdiction du PSE. Ils font valoir que la FNAC a manqué à ses obligations légales en matière de prévention des risques psychosociaux en n’identifiant pas les risques de stress induits par la surcharge de travail qu’entraine la réorganisation. Le 18 septembre 2012, le TGI de Créteil rejette ces demandes qui seront accueillies favorablement par la Cour d’appel de Paris le 13 décembre 2012. Celle ci affirme trois choses : 1. Avant toute réorganisation entrainant une réduction de postes, l’employer a l’obligation d’identifer les risques psychosociaux induis par celle-ci, donc d’évaluer les possibles transferts de charge de travail. Le cas échéant, il devra également préciser les mesures qu’il mettra en œuvre pour prévenir ou gérer ces RPS[6]. 2. Lorsque qu’une réorganisation entraîne une modification des conditions de travail, le CHSCT doit obligatoirement être informé et consulté. Afin qu’il puisse rendre un avis, il doit disposer « des éléments quantitatifs sur les transferts de la charge de travail induits par le projet de réorganisation FNAC », un tel chiffrage constituant pour la cour d’appel « un critère essentiel d’évaluation des risques psycho-sociaux pouvant résulter d’une surcharge de travail caractérisée et objective génératrice de stress ». (Caron, s. d.) 3. « La Cour d’appel n’interdit pas à la FNAC de mener sa réorganisation mais lui demande de « compléter l’information des CHSCT par la communication des documents utiles relatifs à l’évaluation et au chiffrage de la charge de travail transférée aux salariés restant en poste, préalable indispensable à la recherche des mesures de prévention complémentaires à mettre en œuvre. » (Caron, s. d.) |
Dans la même perspective, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a rendu le 8 novembre 2012 un arrêt selon lequel « un employeur ne peut ignorer ou s’affranchir des données médicales afférentes au stress au travail et ses conséquences pour les salariés qui en sont victimes ». Dans cette affaire, un rédacteur en chef qui travaillait 70 heures par semaines pour compenser le départ de salariés qui avaient quitté l’entreprise a été victime d’un infarctus du myocarde. Or, la médecine avait pointé du doigt les dangers de travailler dans ces conditions.
L’affaire « Caisse d’Épargne » va encore plus loin car le juge accepte la demande du syndicat SUD d’annuler la nouvelle organisation du travail et considère, en se basant sur les rapports du CHSCT et du médecin du travail (qui possède également un droit d’alerte), qu’une organisation du travail qui repose sur le benchmark est délétère pour la santé des travailleurs. L’arrêt relève que la Caisse d’Epargne Rhône-Alpes a pris des mesures d’amélioration telles que préconisées par un des médecins du travail, mais ces mesures ne permettent pas de certifier la disparition des risques graves relevés par le médecin lui-même. Importer des modes d’organisation du travail mis en œuvre dans des entreprises qui ne connaissent pas la même culture du travail qu’en France est davantage néfaste que bénéfique pour l’entreprise. Il convient donc, non pas d’adapter les salariés à l’organisation du travail, mais d’adapter le travail aux salariés, ce qui renvoie au principe de l’adaptation du travail à l’homme que nous avons évoqué.
L’affaire de la Caisse d’Épargne[7] Fin 2007, la direction de la Caisse d’épargne de la région Rhône-Alpes met en place un système d’évaluation des performances de ses salariés reposant sur une méthode de « benchmark » qui vise ici à évaluer de manière continue les résultats des commerciaux entre eux au sein d’une même agence et les agences entre elles. La part variable de la rémunération de chaque salarié dépend alors des résultats de ces évaluations, d’abord entre agence, puis entre salariés au sein d’une même agence. À la suite de la mise en place de ce système diverses instances alertent à plusieurs reprises la direction sur sa dangerosité pour la santé des salariés : l’inspection du travail, le CHSCT, qui fait appel au cabinet d’expertise ARAVIS, les assistantes sociales et les médecins du travail. En réponse, la direction met en place un observatoire des risques psychosociaux, un numéro vert ainsi qu’un « plan d’action qualité du travail ». Jugeant ces mesures insatisfaisantes et dénonçant la « véritable terreur » que fait régner ce système le syndicat SUD saisit le tribunal de grande instance de Lyon en mars 2011 et demande l’annulation du benchmark. Le 4 septembre 2012 le tribunal donne raison au syndicat et affirme que « l’employeur n’a pas respecté l’obligation de résultat qui pèse sur lui, qu’en instaurant comme mode d’organisation du travail le benchmark, il compromet gravement la santé de ses salariés. » Il relève également « qu’outre le stress qu’un tel système provoque, il entraîne des pratiques abusives faisant passer la performance avant la satisfaction de la clientèle. » Enfin, le tribunal a estimé que « le seul objectif qui existe est de faire mieux que les autres » et « tout est remis en question chaque jour ce qui crée un stress permanent ». En conséquence, il interdit à la Caisses d’Epargne de la région Rhône-Alpes Sud de recourir à ce système et la condamne à payer à SUD 10 000 euros de dommages et intérêts. |
L’ensemble des affaires dont vous venons de parler concernent des entreprises privés, qu’en est-il du cadre juridique dans la fonction publique en matière de santé mentale ?
Il existe des différences dont le meilleur exemple est celui du harcèlement moral. Le régime développé par la loi de modernisation sociale de 2002 concerne à la fois les salariés du privé et les agents de la fonction publique. Salariés et fonctionnaires bénéficient donc à ce titre de la même définition du harcèlement moral, qui fait également l’objet d’une incrimination pénale. Mais le fait que la définition soit la même ne signifie pas que les pratiques soient les mêmes ou qu’il y ait une égalité de traitement. En substance, la charge de la preuve, les sanctions, le devoir d’obéissance et le devoir de réserve, auxquels sont soumis les fonctionnaires, la médiation et les différentes approches de la jurisprudence administrative sont autant de points de différences entre le secteur privé et la fonction publique en matière de harcèlement moral, ce que j’ai évoqué dans un article en 2012.
D’une manière générale, la culture du juge administratif au regard de ces phénomènes est beaucoup moins ouverte pour le moment que celle du juge du côté du droit du travail. Et en matière de RPS c’est la même chose : « Comment prouver les conséquences d’une organisation du travail sur la santé des salariés ? » Il y a un travail à faire sur cette question dans la fonction publique. On observe par ailleurs certains rapprochements, sur la définition du harcèlement moral comme on vient de le voir, même si un ensemble de différences subsistent. Avec l’accord du 20 novembre 2009, la fonction publique a par exemple transformer les Comité d’hygiène et sécurité en Comité d’hygiène, sécurité et condition de travail, ce qui a doté ces instances des mêmes compétences que dans le secteur privé. Il ne faut pas non plus oublier que la partie IV du Code du travail relative à la santé et la sécurité au travail s’applique dans la fonction publique. Malgré cela, il existe encore un décalage important entre les deux secteurs et un fossé entre le droit des risques psychosociaux dans le secteur privé et dans la fonction publique. Or, la fonction publique est également fortement confrontée au RPS notamment avec la révision générale des politiques publiques (RGPP), les regroupements d’organismes publics, les restructurations de grandes entreprises publique, etc. La fonction publique est cependant consciente de la problématique RPS, à ce titre un protocole d’accord cadre relatif à la prévention des risques psychosociaux a été signé le 22 octobre 2013.
Nous arrivons à la fin de cet entretien, un mot de conclusion ?
Pour résumer rapidement, on peut dire que, juridiquement, la France se situe au carrefour des droits des autres pays européens. Nous nous situons ainsi entre les pays du nord de l’Europe, particulièrement les pays scandinaves – pionniers en matière d’approche juridique de la santé mentale au travail –, et les pays du sud de l’Europe. Ces derniers connaissent encore beaucoup de difficultés pour concrétiser juridiquement leur prise de conscience des problématiques RPS. Si notre système a démarré avec du retard, il le rattrape très rapidement et très largement depuis quelques années, notamment sous l’angle juridique. Les pays de l’Europe du nord, autrefois précurseurs, ne sont plus forcément les modèles, la France trace son propre chemin. Notre système met ainsi l’accent sur la prévention par rappport à d’autres systèmes comme la province du Québec ou le Japon qui reposent davantages sur la compensation. Nous nous distinguons aussi au regard de la portée conférée à l’obligation de sécurité, qui est de « résultat » en France. Toutefois et en définitive, la démarche du juge français n’est pas de vouloir condamner systématiquement les employeurs, mais plutôt de les pousser à adopter des mesures adaptées aux conditions de travail d’aujourd’hui. Derrière cette démarche, se pose néanmoins la question de l’effectivité du droit : «Comment faire en sorte que ce droit de la santé et de la sécurité au travail s’applique réellement dans l’entreprise ? » C’est là la faiblesse de notre système. Autant sur le papier, en termes de normes et d’interprétation des normes, nous poussons très loin le raisonnement, autant dans les faits, il s’avère difficile de considérer applicable une obligation comme celle de l’obligation de sécurité de résultat lorsqu’elle est confrontée à des risques aussi complexes et au caractère multifactoriel que sont les RPS. Par ailleurs, la confrontation aux contraintes économiques fait que ce type d’interprétation est aussi encore difficilement applicable dans le lieu de l’entreprise. Tout le jeu est alors d’arriver à faire prendre conscience qu’il est utile économiquement pour l’entreprise et la société d’avoir des salariés en bonne santé.
Un entretien mené par Rémy Ponge, doctorant en sociologie au laboratoire PRINTEMPS (Université Versailles Saint Quentin).
Références
- Lerouge Loic, 2010, « Le droit du travail français confronté aux nouveaux risques. Quelle prise en compte de la santé mentale en droit du travail ? »,. Revue multidisciplinaire sur l’emploi, le syndicalisme et le travail, vol. 5, n° 2.
– Lerouge Loic, 2012, « Les différences de traitement juridique du harcèlement moral dans le secteur privé et la fonction publique : des rapprochements possibles ? »,. Droit social, vol. 5, n° 709, p. 483‑490.
Blogs et articles de presse
– V. Caron, « RPS : une prévention renforcée en cas de restructuration », Le blog RH et droit social, 24 mai 2013.
– http://rh-droit-social.efe.fr/2013/05/24/rps-une-prevention-renforcee-en-cas-de-restructuration/
– http://www.force-ouvriere.fr/droits.asp?th=Maladie%20-%20inaptitude
– http://www.wk-rh.fr/actualites/detail/57923/le-management-rattrape-par-le-droit.html
– Communiqué de presse du Sud BPCE du 4 septembre 2012, http://blogs.mediapart.fr/edition/lagora-des-caisses-d-epargne-des-banques-populaires-et-de-natixis/article/050912/organi
– http://blogs.mediapart.fr/edition/lagora-des-caisses-d-epargne-des-banques-populaires-et-de natixis/article/050912/organi
[1] http://comptrasec.u-bordeaux4.fr/projets-de-recherche/orrpsa.
[2] Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail.
[3] Du nom du ministre du travail de l’époque Xavier Darcos
[4] En dessous de 50 salariés, les entreprises n’ont pas l’obligation de mettre en place un CHSCT.
[5] Complétant l’entretien, cet encadré se fonde sur un billet de blog très complet (Caron, 2013)
[6] « Alors que le stress est en soi subjectif, l’indicateur de la charge de travail est objectif et son estimation, rapportée aux moyens donnés aux salariés pour la gérer, permet aux entreprises de caractériser, le cas échéant, l’existence d’un risque potentiel pour la santé psychique des salariés » (Caron, op.cit.)
[7] Voir à la fin les références d’où sont tirées les informations sur lesquelles repose cet encadré.
http://gestes.net/distinction-francaise-laccent-mis-sur-la-prevention-des-rps-entretien-avec-loic-lerouge/